Ticket

6/random/ticker-posts

Elle n’a pas de nom

 


    Le rideau de la nuit a recouvert l’horizon, le silence règne en ces contrées. Elle n’a pas de nom. Qui aurait pu la nommer, ses parents ? Elle ne les a jamais connus. Elle est là dans ce monde où la nuit devient source d’oxygène. Elle dort sur les chemins creusés par ses pas affamés de liberté. Quelle liberté ? Elle ne parle pas. Le langage s’est éteint, dissout dans les brumes, il n’y a que ses pieds qui la portent, elle marche sans jamais s’arrêter, sans jamais croiser un seul regard ; prisonnière de son esprit, elle admire l’horreur du présent qu’on lui fait. Elle aimerait remercier, mais sa bouche n’ose pas dire ce qui est, les mots sont morts écrasés par les vieux discours. A-t-elle seulement appris à parler ? Elle ne se souvient plus.

Son cri appelait l’autre qui n’est jamais venu. L’autre est mort, il n’est pas ce qu’il aurait dû être, il est la mort. Alors cette nuit, sur ce chemin, elle se promène, le désert comme compagnon, le délire comme oraison.

    Elle finit par s’endormir. Le rêve n’est pas si loin, il veille. Dans son sommeil au moins, elle ne ressent plus les souffrances de ce corps si fragile, si maigre qu’il paraît invisible. Elle n’est qu’un fantôme, personne pour la regarder, elle disparaît. L’autre qui ne vient pas aurait peut-être pu la faire exister ? L’œil donne vie à ce qu’il voit. Sont-ils tous devenus aveugles ? Les prunelles pourrissent sous les lumières ignorantes. Elle dort et elle oublie son existence même. Parfois, elle se demande si ce n’est pas elle qui est aveugle, son cerveau dérangé n’est peut-être plus capable d’entrer en contact avec l’autre. L’a-t-elle déjà fait ? Il n’est pas rare de mener une conversation et de s’adapter, elle ignore si elle en a été capable un jour. Tous les êtres qu’elles auraient pu avoir rencontrés dans sa vie, elle les a oubliés. Qui étaient-ils ? Ont-ils existé ? Quel âge-a-t-elle ? Elle n’est peut-être encore qu’une enfant qui cherche seulement à survivre ?

    Son corps si léger se recroqueville sur le sol, elle a peur du soleil naissant, il va lui brûler la peau et le vent si violent pourrait la faire basculer si près des bords des ravins. Elle profite de ce moment calme et paisible où les yeux se ferment et imaginent un autre monde. À quoi rêve-t-elle ? Elle imagine un monde où son corps pourrait s’exprimer en toute liberté, elle invente un langage sans la crasse des parjures, elle écrit des symboles salubres, elle dessine le paysage du bonheur toxique qui l’a menée jusqu’ici. Ils semblaient si heureux, les haillons des photos qui s’émiettaient sous ses doigts le faisaient croire. Elle a vu leurs sourires. La famille ? L’amour ? La patrie ? Pourquoi souriaient-ils ? Ils avaient une maison, des enfants, des voitures et parfois même du temps pour se détendre. Ils avaient tout ça, les photographies parlaient d’elles-mêmes. Aujourd’hui, elle n’a rien. Elle dort en imaginant ce monde aux sourires ingrats et en rêvant d’un nouveau monde aux sourires éclairés.

    Dans les ruines des maisons, des montagnes de livres jonchaient le sol. Elle en avait ouvert quelques-uns, elle n’y comprenait rien. Que signifiaient toutes ces formes collées les unes à côté des autres ? La phrase n’existait plus, elle avait brûlé, fondue sous la chaleur d’une nature révoltée. Elle n’était plus capable de lire, de comprendre et ce qu’elle écrivait disparaissait sous l’éclipse des regards absents. Ses yeux, elle aurait voulu qu’ils restent fermés, ne plus jamais les ouvrir, mais l’aube entamait sa déchirure, le ciel éventré par le feu crachait la lumière d’un jour nouveau. Elle s’obstinait à garder les yeux fermés, fallait-il les coudre pour ne plus voir ? Elle en avait trop vu. Qui aurait pu comprendre ? Elle colla ses mains contre ses paupières afin de se protéger de la lumière du soleil. Elle appuyait si fort, de petites étoiles lumineuses apparaissaient au sein de cette obscurité. Mais ses mains commencèrent à la brûler. Le soleil avait gagné, elle ouvrit les paupières et regarda.

Le sable ondulait sous le vent, on entendait son unique souffle, seule respiration vivante en ce lieu désertique. Ses lèvres asséchées étaient collées entre elles, elle essaya de les ouvrir, la peau se craquela en plusieurs endroits. Le sang lui-même ne coulait plus. Elle avait dormi sur une grande étendue de sable, elle creusa frénétiquement avec le peu de force qui lui restait, elle s’obstinait à tenter de trouver la source qui pourrait peut-être lui sauver la vie. Quelle ironie ! Le sable sec et chaud ne se creuse pas, elle recommençait sans cesse le même geste en vain. Elle espérait se faire engloutir, sa peau cuisait, le soleil ne l’épargnerait pas.

    Elle rêvait sans doute, cette vie, ce cauchemar ne pouvait pas être réel, elle tenta alors d’écrire sur le sable. Les mots illisibles s’effaçaient chaque fois. Qui lirait ? Elle était seule, blottie dans les bras d’une nature à l’agonie. Elle entendait pourtant une voix qui l’appelait, que disait-elle ? Idiome idiot qui ne lui parlait pas vraiment. Les dunes de sable ressemblaient aux barreaux d’une prison. Le fantôme de ces vies passées se projeta de manière fulgurante dans son imaginaire. Le mirage se fit plus violent, il traversa son esprit reclus, fermé aux délires de leur infâme langage. Elle les entendait lui parler, mais au fond d’elle, elle savait que tout était terminé. La veille, elle avait bu la dernière goutte du fleuve. Aujourd’hui, il n’y avait plus d’eau, pas même le grain d’une goutte.

Ces voix qu’elles entendaient étaient celles du passé, du temps où ceux qui auraient pu agir ne l’ont pas fait.

    Elle n’a pas de nom, ne parle plus, dessine une écriture sans histoire, car sa vie se termine bientôt. L’eau a disparu, l’ombre n’existe plus et le soleil brûle toutes les contrées traversées par la misère d’un bonheur que nous avions cru éternel. L’enfant pleure, attend, elle aimerait que son cri soit entendu par les voix qui ne cessent de lui parler. Elle aimerait que ces voix se taisent enfin et que le corps de ces voix agisse pour construire ce qui n’est pas encore. L’écho de son cri percute nos oreilles et nos bouches tremblantes extraient la parole des tréfonds du silence.


Aurélie Lesage


Enregistrer un commentaire

0 Commentaires