Une virgule, une simple virgule... Elle avait écrit : « JE, t'aime ». Non, non, elle l'avait fait exprès, Théo le savait. Elle avait écrit « JE » en majuscule et le « t'aime » semblait ridicule à côté, presque invisible. Pourquoi mettre une si grande distance entre le « Je » et le « t'aime », pourquoi insister sur le « je » ? Moi, moi, moi ! Toujours lui, ce « moi », cette horrible graine qui a germé dans les labyrinthes névrosés de notre cerveau. Théo, lui ne l'aimait plus depuis qu'elle avait écrit cette phrase, il avait senti le danger, il n'était pas fou. Il ne se laisserait pas étouffer par cette peste narcissique. Comment osait-elle ? Jamais il ne lui appartiendrait.
Il avait pourtant été tendre avec elle, il lui avait offert des fleurs, l'avait accompagnée à un concert, lui faisait l'amour avec respect et tendresse. Mais il ne lui avait jamais dit : « JE, t'aime ». Théo savait que l'AMOUR était indicible, il se vivait de l'intérieur, il se donnait à l'extérieur. Tout était tellement simple pour lui. Son amie ne voulait rien savoir, elle voulait entendre ces fameux mots magiques ! Ces petits mots aux senteurs de fumier qu'on lisait encore dans les livres pour petites filles. Théo savait que ces mots ne signifiaient rien, alors il ne disait rien. Ses parents lui avaient bien dit quand il était tout petit qu'ils l'aimaient, qu'ils l'avaient désiré, qu'il était un cadeau venu du ciel. Oui, oui, le jeune homme n'avait pas été si mal aimé que cela. Il ne pouvait pas reprocher grand chose à ses parents en fait, si ce n'est les fois où on le laissait chez une tante éloignée. Oui, ces fois-là ça n'était pas drôle, il ne s'en souvenait plus vraiment, mais des sensations, d'étranges sensations au goût de chair pourrie. A quoi bon en parler, les mots n'étaient pas là, ils ne viendront jamais.
Mais Théo était heureux de vivre, il n'avait pas besoin de dire « JE t'aime » pour se sentir bien, au contraire ! Il avait tout compris avant les autres. Il savait que ces mots-là n'étaient bien souvent que des mensonges. Peut-être aurait-il fallu dire : « on s'aime »... oui, le « on s'aime » lui parlait plus. Ils englobaient un TOUT, il n'y avait plus de « moi », plus cette notion d'appartenance, de possession... La jalousie n'était pas l'amour. Il suffisait de lire les faits-divers dans les journaux ! Pas plus tard qu'hier un mari avait tué sa femme car il pensait qu'elle le trompait et pour couronner le tout il avait égorgé ses deux enfants. Alors les mots « je t'aime » dans ces cas-là n'avaient plus beaucoup de sens. Théo en avait bien conscience.
Pourtant Théo aimait de tout son cœur, il aidait ses amis dans le besoin, ressentait les souffrances des autres, n'avait pas peur de prêter de l'argent, offrait des cadeaux, seulement sa copine restait aveugle, toutes ses qualités l'indifféraient. L'amour rend aveugle disait-on. Ce qu'elle voulait entendre sortir de sa bouche étaient ces horribles mots : « JE t'aime ».
Il essaya une fois pour lui faire plaisir, le « je » n'était pas sorti. Il n'y arrivait pas. Impossible ! Pour ne pas se fâcher, il faisait des blagues, souriait et finissait toujours par éviter la dispute. Théo était doué pour cela, il était si doux, si tendre qu'on pouvait tout lui pardonner, tout le monde tombait sous son charme. Sa famille, ses amis le surnommait « l'ange », même sa copine, enfin sa future ex copine. A bien y réfléchir Théo ne pensait pas être un monstre.
Pourtant ce soir-là quand il lui annonça que tout était fini entre eux son amie entra dans une colère terrible. Théo n'arrivait plus à la regarder dans les yeux, les traits de son visage devinrent si hideux ! La scène en devenait presque comique. Sa copine était laide. Ses yeux ressemblaient à deux trous noirs sans expression, les bourrelets de peau entre ses sourcils se resserraient machinalement, laissant apparaître trois petites stries graisseuses entre deux orbites constipés par la colère. Théo était très calme, il ne disait rien. En son for intérieur il riait, les mots « JE, t'aime » qu'elle lui avait écrit la veille n'avaient donc aucun sens, elle les avait si vite oubliés. Il ne s'était pas trompé. Au moment où il allait franchir la porte pour retrouver sa liberté, il s'arrêta net, du sang coulait. Était-ce son sang ? Il se retourna. Son ex copine tenait un couteau. Elle l'avait poignardé. Il s'écroula.
Au-dessus de sa tombe une épitaphe disait : « On t'aimait ».
A.L 13 août 2009
0 Commentaires