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Quai Ouest, Bernard-Marie Koltès



Quai Ouest, ou la traversée de l’Atlantique direction New-York et sa banlieue


Bernard-Marie Koltès écrit une pièce aussi tragique que drôle ! Car oui, il y a énormément d’humour, on le ressent dans l’écriture. Koltès rit de nos échanges, des illusions de nos rencontres, de l’argent qui prend toute la place.

Koch, fraudeur fiscal, anciennement riche, veut se donner la mort, mais Monique sa femme, et les autres, chaque fois, le ramènent à la « vie ». Ils ne le sauvent pas par bonté d’âme, mais uniquement dans le but d’obtenir le plus de profit de sa part. Les relations dans Quai Ouest sont toujours intéressées, c’est un commerce du plaisir, du sexe, de « l’amour », du confort… En lisant ce texte, j’ai eu le sentiment d’assister à une partie de poker. Qui bluffe ? Qui dit vrai ? Peu importe, la partie est déjà jouée, elle se termine de la même manière pour tout le monde, la solitude et la mort.

Le quartier portuaire abandonné dans lequel se déroule la pièce, s’obscurcit lentement, la pénombre finit par laisser la place au néant.

Les personnages sont là, rien ne sert de faire leur portrait psychologique, leur psyché n’est guère intéressante. Ils sont tous autant qu’ils sont prisonniers de leurs bavardages. Leurs paroles sont dénuées de sens profond, elles montrent seulement comment fonctionnent les échanges entre les êtres en Occident.

Ce sont leur propos qu’il est intéressant de vivre et non leur psyché qui n’a pas beaucoup d’intérêt.

Les lieux ressemblent aux enfers, et des allusions aux mythes et légendes sont omniprésentes, toutefois la descente aux enfers n’est pas ici à envisager comme une mission divine, nulle trace de mysticisme, bien au contraire, nous sommes face à des scènes de commerce ou de trafic, où la culpabilité de Koch sert de trame pour voir au-delà. 

Que se cache-t-il derrière ces échanges ?

Nous sommes face à des personnages qui ne savent pas communiquer autrement qu’en commerçant, même avec le divin lui-même, quand Charles imagine le « jugement dernier ». C’est à ce moment-là qu’Abad le tue d’une balle dans la tête. Peut-être ne supporte-t-il pas cette vision commerciale des échanges ? Il représente l’ange noir, lumineux, celui qui n’accepte pas cette mascarade occidentale.


Quelques extraits où l’on peut voir la musicalité, mais aussi l’humour de l’auteur :


Extrait 1 :

« CHARLES. ─ Le jour, la lumière me tient réveillé et la nuit, comme il fait noir, il faut ouvrir les yeux en grand pour voir ce qui se passe, et on ne peut pas dormir avec les yeux ouverts. » p. 32 Les éditions de Minuit


Extrait 2 :

« CÉCILE. ─ Arrête de penser et réponds-moi.

CHARLES. ─ Ou on parle, ou on pense, on ne peut pas tout faire.

CÉCILE. ─ Pour qui est-ce que tu penses ? Pour toi tout seul ou pour nous tous ?

CHARLES. ─ Je pense en général.

CÉCILE. ─ On est trop malheureux et pas assez riches pour penser.

CHARLES. ─ Il faut penser pour avoir un plan.

CÉCILE. ─ On n’a pas besoin de plan.

CHARLES. ─ Moi, il me faut un plan, pour faire quelque chose.

CÉCILE. ─ Tu ne fais pas de plan, tu dors.

CHARLES. ─ Je ne dors pas, je pense.

CÉCILE. ─ Alors dis-moi le résultat de cette pensée.

CHARLES. ─ Laisse-moi le temps d’abord. » p.39-40 Les éditions de Minuit


Extrait 3 :

« CLAIRE (après un temps). ─ Je suis très malheureuse.

FAK. ─ Si tu étais très malheureuse, tu ne dirais pas toujours non. Quelqu’un de très malheureux dit oui et quelqu’un qui dit non est toujours un peu heureux encore.

CLAIRE. ─ Pourtant je ne suis plus un peu heureuse du tout.

FAK. ─ Si c’était vrai, tu dois dire oui.

CLAIRE. ─ Oui.

FAK. ─ Quand, très précisément ?

CLAIRE. ─ Quand il fera très noir, peut-être, oui, que je dirai oui.

FAK. ─ Quand il fera noir, tu le voudras, vraiment ?

CLAIRE. ─ Complètement noir, oui, là, je le voudrai, vraiment.

FAK. ─ Je t’attendrai. (Il sort) p. 58 Les éditions de Minuit


Extrait 4 :


« CHARLES ─ […] D’ailleurs, tu ne comprends jamais ce que je te dis, et moi je ne comprends rien à ce que tu penses ; tu fais toujours comme je pense que tu penses que t’as pas envie de faire, et après, tu corriges ; c’est comme ça que je crois comprendre que tu marches ; mais tu ne pourras pas toujours corriger, moricaud. Finalement, je n’ai jamais rien vraiment compris, chez toi. Alors toi non plus, ne cherche pas à comprendre et reste là, reste tranquille.

De l’autre côté, là-bas, c’est le haut ; ici, c’est le bas ; ici même, on est le bas du bas, on ne peut pas aller plus bas, et il n’y a pas beaucoup d’espoir de monter un peu. Le plus haut qu’on montera, de toute façon, on ne sera jamais rien d’autre que le haut du bas. C’est pour cela que je préfère changer de côté, moricaud, je préfère aller là-bas ; je préfère être, là-bas, le bas du haut qu’ici, le haut du bas. Cherche pas à comprendre. » p. 60 Les éditions de Minuit


Extrait 5 :


« KOCH . ─ Je vous ai fait du mal, sans le vouloir je vous ai fait du mal ; parce que, parce que je suis un homme du monde, voilà tout, et vous, non ; la rencontre ne peut pas donner lieu à une noce. » p. 87 Les éditions de Minuit

Extrait 6 :

« CLAIRE. ─ Pourquoi tu ne me regardes même pas où je pose le pied ?

FAK. ─ Parce que c’est à toi de regarder où tu poses le pied et que je dois regarder ailleurs.

CLAIRE. ─ Pourquoi tu dois regarder ailleurs alors que tu es avec moi ?

FAK. ─ Parce que quand on fait quelque chose, il faut déjà penser à la suivante qu’on fera sinon tout va trop vite.

CLAIRE. ─ Tu m’avais dit que ça me donnerait tellement de plaisir de passer avec toi ici dedans.

FAK. ─ Oui.

CLAIRE. ─ Au point, tu m’avais dit, que je voudrais toujours passer avec toi.

FAK. ─ Oui.

CLAIRE. ─ Pourtant, je ne sens pas de plaisir, maintenant.

FAK. ─ Tu l’as déjà eu.

CLAIRE. ─ Quand ?

FAK. ─ Avant.

CLAIRE. ─ Quand, très précisément ?

FAK. ─ Quand je te demandais de passer avec moi là-dedans. » p. 88-89 Les éditions de Minuit


Extrait 7 :


« Je l’appelle bavard, menteur, fourbe, car lorsqu’il se réveille après un court somme il gémit, convoitant déjà une autre couche : si tu m’avais un peu en bonne grâce, si seulement tu te laissais une fois émouvoir par ma tristesse et mon dégoût de la vie, si au moins tu n’étais pas si cruel que, par pure méchanceté, tu me prives de l’ultime lieu de mon repos auquel tout être a le droit de parvenir, tu écouterais un instant ma prière et tu te laisserait attendrir, tu me faciliterais l’accès de ce lieu de repos, puisque je te promets que, dès que je l’aurai atteint, je ne convoiterai plus, je m’en tiendrai à celui-là, je m’y coucherai et jamais plu je ne quitterai les lieux, jamais plus tu ne m’entendras me plaindre. […] dit Fak». p.95-96 Les éditions de Minuit



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