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Force ennemie, John-Antoine Nau



John-Antoine Nau est l’auteur du roman Force ennemie, paru en 1903. Ce livre est aujourd’hui tombé dans l’oubli et pourtant John-Antoine Nau est le premier auteur à avoir remporté le prix Goncourt avec ce roman. La lecture de cet ouvrage est difficile, nous voyageons dans un monde en apparence totalement absurde. Mais la plume de Nau est novatrice pour l’époque, l’argot utilisé pour le personnage de Léonard rappelle Céline, l’absurdité du voyage rappelle Beckett. 

Néanmoins, cette œuvre reste ardue. La première difficulté concerne le genre littéraire, est-ce un roman fantastique ? Est-ce un roman de science-fiction ? Est-ce un roman social ? L’auteur ne le dit pas, le lecteur reste libre d’interpréter comme il veut. 

Le personnage principal Philippe Veuly est-il réellement fou ? Le lecteur plonge dans les méandres de son esprit sans savoir si ce qu’il vit est réel. 

Le narrateur homodiégétique ou autodiégétique, Philippe Veuly, se réveille dans une chambre sans savoir où il se trouve. Le lecteur comprend quelques pages plus tard qu’il est dans un asile. C’est son cousin qui l’a interné. 

Veuly se lie d’amitié avec l’un des infirmiers nommé Léonard, s’ensuit une visite des lieux. C’est le premier voyage. Veuly découvre les différentes pièces de l’établissement et ses personnages insolites. 

Puis, survient l’événement surnaturel, Veuly se sent posséder par un extraterrestre qui s’appelle Kmôhoûn, à ce moment du récit nous ne savons pas si cet événement est réel ou si Veuly sombre dans la folie. Cela n’empêche pas le narrateur de tomber amoureux d’Irène. 

Le deuxième voyage survient au moment où Veuly rejoint sa famille à Paris, puis il prend ensuite un bateau jusqu’aux Antilles. 

Là-bas il retrouve Irène qui n’est plus la même personne, elle est libérée, joyeuse, moins soumise. Il se vengera de ce changement qu’il ne supporte pas. 

Enfin, prenant conscience des souffrances qu’il a fait subir à Irène, il demande à sa famille d’être à nouveau interné à Vassetot en Normandie. La construction du roman est donc cyclique, le point d’arrivée retourne au point de départ. 

C’est un récit dans lequel le temps semble lui-même incohérent, nous ne savons pas si Veuly raconte des événements passés, futurs, irréels ou appartenant à une autre dimension. 

Certains passages, que je citerai à la fin de cet article, sont magnifiquement écrits et modernes, d’autres sont plus ternes et ralentissent la trame de cette histoire qui au départ est réellement très originale. Nau joue avec les mots, la syntaxe, il est très en avance sur son temps. 

On peut voir également dans ce récit une critique de la famille, de la grande bourgeoisie qui méprise ceux qui sortent de la norme. Veuly est un « individu à corriger » ainsi que le dit Michel Foucault dans son Cours du 15 janvier 1975 sur les anormaux, « c'est la famille dans son rapport avec les institutions qui la jouxtent ou qui l’appuient […] » (p.53). Veuly est étouffé par son milieu familial (cousin, frère, belle-sœur…). 

La peur de la marginalité est grande c’est pourquoi la famille veut « corriger » Veuly. Le narrateur fait une description des maisons de santé à la fois caricaturée et ironique, dans laquelle sont critiquées de manière sous-jacente les méthodes utilisées pour soigner les malades. 

Encensé par Octave Mirbeau, Huysmans…, Force ennemie est un livre à découvrir, bien qu’il puisse sembler d’un premier abord hermétique. 

Quelques extraits : 

« Oui LA FORCE ENNEMIE existe ! Elle s’empare souvent de moi, me pénètre, m’envahit, puisque je vois tout à coup des choses troubles, effroyables, dont les éléments n’étaient pas en moi et qu’aucun mot du langage humain ne peut traduire… Oh ! l’Univers vrai n’est-il que terreur et horreur !… » 

« Le délire a dû me reprendre, suivi d’une période de coma. Quand je sors de mon anéantissement, je me retrouve couché, enfoui dans les couvertures qui me montent jusqu’au nez ; je ne suis pas seul. Assis près de mon lit, – éclairé par la lueur dansante d’une bougie, Léonard est occupé à nettoyer un fort chapeau-melon, – d’un gris si pâle qu’il en devient blanc, – et semblable à un dôme de mosquée. Une véhémente odeur de benzine parfume (?) toute la chambre. » 

« Je vais certainement m’assoupir quand… 
… un abominable vacarme éclate dans la sombre nuit lourde et chargée d’effluves électriques. D’infernaux hurlements partent d’un point peu éloigné de notre pavillon, – peut-être, – oui, sans doute, – du bâtiment des femmes ! 
Ce sont des hululements pleins d’une désespérance infinie, d’effroyables rauquements suivis de strideurs qui me vrillent les oreilles et mêmes les os, – qui m’entrent dans les moelles, – des miaulements qui rugissent ! 
Cela s’interrompt parfois, mais pour une seconde, à peine, puis cela reprend plus féroce, plus douloureux, plus endiablé. J’en ai le cœur déchiré ; une sueur froide me glace ; j’ai les membres comme paralysés ; je crois que mes dents vont se briser les unes contre les autres, – je vais hurler, moi aussi !… » 

« Elle a encore pâli ; ses yeux roulent, hagards ; son nez se pince et se tache de blanc livide aux narines ; sa bouche grimace un peu ! – Abomination ! Elle serait… presque laide… pour un autre que moi ! » 

« Cette figure monstrueuse où l’on retrouve mes traits est violette, noire, – de fureur, – c’est évident. Je comprends l’effroi de Léonard. Je n’ai, certes, jamais été beau ; soyons francs. J’ai toujours été laid, laid sans exagération, – mais LAID. On ne peut pas me refuser cela. À aucune époque, toutefois, mon disgracieux visage n’a été répugnant ; mais cette tête qui roule sur mon oreiller excite positivement le dégoût, la haine et la peur ; mon nez de forme tourmentée ressemble à présent à un groin cabossé ; mes vilains yeux aux prunelles habituellement jaunes, d’un jaune passé, ne gagnent rien à darder ces flammes rouges – puis verdâtres. Ma bouche ouverte et baveuse montre une langue tuméfiée. Je suis une horreur ! » 

« Et par un beau matin d’un bleu floral je m’installe, – aux râlements, aux trépidations d’une monstrueuse locomotive dont l’asthme furieux ébranle tout le train, – sur une luxueuse banquette cirée comme un parquet, la tête bien calée à l’angle de deux confortables parois de bois peut-être adoucies par les crasses anciennes et les pommades variées ; je m’endors et je ne me réveille que dans le hall de la gare Saint-Lazare. » 

« Tout à coup je me sens comme grandir, comme monter dans l’air, puis je sais, à n’en pouvoir douter, que je ne suis plus dans mon corps. Je l’aperçois au-dessous de moi, ce corps, faisant des mouvements identiques à ceux que mon instinctive volonté lui communique d’ordinaire. Puis il diminue et disparaît… Me voici flottant, vague et impondérable, dans une atmosphère de plus en plus bleue ; je traverse des zones lumineuses où tremblent de longs rayons bleus, verts, argentés, – d’or blême, d’opale blondie. C’est splendidement beau, mais, malgré mon état immatériel, je suis encore « trop près de la vie terrestre » pour ne pas souffrir de l’horreur du gouffre et de cette sensation que je suis perdu en le sublime inconnu de l’Infini. » 

« Ces paroles allument en moi une insane et furibonde colère immédiatement attisée par Kmôhoûn. Malgré mon trouble, je lis, je suis forcé de lire dans l’âme du Tkoukien mieux qu’en la mienne propre. Lui aussi est enragé contre cette femme qui se permet de lui apparaître différente d’elle-même. » 

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