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Irène






Le désir, tout était parti de là, Irène le savait. Un ovule, un spermatozoïde et le tour était joué. La petite fille n'était pas folle. À dix ans elle avait déjà compris beaucoup de choses sur la vie. Mais à l'école ça ne marchait pas. Les professeurs pensaient qu'elle avait un retard moteur. Même qu'ils avaient eu envie de la mettre dans une classe spécialisée, là où l'on met les fous et les moins que rien. Ses parents avaient refusé. Ils savaient que leur fille était très intelligente, elle manquait juste un peu de confiance en elle.
En fait la jeune enfant s'était inventée un autre monde, elle vivait à côté du monde des vivants. Son corps répondait aux quelques stimulations de son entourage, mais son âme était ailleurs. Son esprit sillonnait des lieux insolites, indescriptibles, en dehors de toute réalité nommée. Irène ne se sentait pas à sa place dans ce monde où les humains se parlaient sans vraiment savoir ce qu'ils disaient.

Personne ne s'apercevait de la double vie qu'elle menait, car Irène savait malgré tout s'adapter aux contraintes du monde réel. Elle comprenait tout intuitivement sans avoir besoin de réfléchir, d'où l'impossibilité pour elle de s'adapter au système scolaire qui lui, demandait d'apprendre à raisonner en respectant certaines règles. Irène n'aimait pas les lois, elle n'avait pas besoin de s'y soumettre. Toutes les vérités illuminaient son cerveau automatiquement. Elle ne cherchait plus à se faire comprendre des autres, cela était inutile. Elle décida donc de s'enfermer dans une sorte de mutisme contrôlé.

Ses parents s'en inquiétèrent au début, quand la petite fille commença à s'auto-mutiler à l'âge de sept ans. Sa maman lui avait demandé pourquoi elle faisait cela et Irène avait répondu que ça lui faisait du bien. Parfois, elle aurait eu envie de se balancer sur elle-même, recroquevillée seule dans le coin de sa chambre, mais elle savait qu'il ne fallait pas le faire. Si elle le faisait ses parents l'auraient prise pour une folle. Heureusement qu'elle avait conscience de tout cela. Irène était douée pour se fondre dans le décor, une sorte de caméléon obligée de se parer de la couleur de ses ennemis pour ne pas se faire dévorer. À ses yeux la vie était donc devenue une sinistre comédie, Irène faisait semblant, elle vivait parmi ses congénères sans être vraiment avec eux. Une partie d'elle-même naviguait toujours dans cette autre dimension où l'espace et le temps n'existaient plus.

D'ailleurs la petite fille préférait indiscutablement le contact avec les animaux aux rapports humains. Elle aimait se blottir contre son chien, elle le caressait, lui faisait des câlins et... lui parlait. Le chien ne répondait pas, cela va sans dire, cependant ce contact muet lui suffisait ; comme si le véritable échange entre plusieurs êtres vivants ne devait pas avoir de mots. Très souvent Irène ressentait quand son chien n'allait pas bien, elle avait d'ailleurs prédit le jour de sa mort. Elle n'eut besoin de le toucher qu'une seule fois pour savoir qu'il était malade. Au début, quand elle annonça la triste nouvelle à ses parents, ils ne la crurent pas. Par contre, le jour où ils furent obligés d'amener la pauvre bête chez le vétérinaire pour la faire piquer, alors ils eurent quelques doutes. Irène avait-elle un don ?
Irène ressentait tout. Nul besoin de parler, nul besoin d'exprimer, elle savait lire dans les pensées et les émotions des autres. Ce don la rendait très malheureuse, elle aurait préféré vivre sans. Un homme mentait, elle le savait. C'est ainsi qu'elle comprit que son institutrice au CP était très malheureuse et qu'elle finirait par se suicider un jour. Son intuition fut très tôt confirmée quand l'école apprit que madame Monceau s'était pendue chez elle, un soir d'automne.

Irène n'avait que dix ans, elle ne s'imaginait pas vivre avec ce don toute sa vie. Quel calvaire ! De comprendre tant de choses sans pouvoir en parler ! Elle savait que le langage des hommes était vain, baigné de mensonges, de haines, de doutes. Les mots étaient de bien cruels manipulateurs ! Ils étaient devenus des armes annihilant toute trace de vérité. Comment retrouver le Vrai ? Fallait-il vivre parmi les vivants ? Retourner à la réalité ou naître à la mort ? Si jeune, Irène se posait déjà toutes ces questions sans pouvoir mettre encore des mots sur ses questionnements.

C'est à l'âge de quinze ans qu'elle trouva la solution. Du moment où elle commença à lire les poèmes de Rimbaud, Verlaine, Baudelaire... elle comprit que toute écriture était issu d'un manque. Quand Rimbaud parlait d'amour, il décrivait un sentiment qu'il n'avait pas vécu réellement. Les mots étaient devenus des mensonges à cause de ce manque, à cause de l'écriture ! Toutes les œuvres littéraires n'étaient que des reflets de la réalité, des mensonges séducteurs. L'écrivain était le pire des menteurs ! Mais la jeune adolescente voulait écrire. Elle réussirait à dire la Vérité ! Elle le voulait vraiment !

Irène œuvra toute sa vie pour atteindre la pureté dans ses mots. Elle travailla nuit et jour pour dépouiller le véritable sens d'une histoire. Harassée, fatiguée, elle tentait de décrire ce monde éthéré dans lequel elle voyageait enfant. Elle saisissait le sens caché des choses, mais n'arrivait jamais à l'exprimer correctement. En revanche, elle parvenait de mieux en mieux à retranscrire les émotions, avec une telle intensité, qu'elle avait parfois le sentiment d'être rongée de l'intérieur. Elle saisissait les âmes humaines et en faisait des descriptions « réalistes », parfois sombres, dans ses récits.
Dans le noir, sans manger, elle continuait sa quête de la pierre philosophale au détriment de sa santé, de son corps, de ses désirs. À tel point qu'elle mourut au monde réel pour se fondre dans une autre réalité qui échappait au commun des mortels. Elle se sentait épuisée.

Un jour un homme l'emmena loin...

On l'enferma. Elle continua pourtant de dire en silence.

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